Vatican II : un rempart contre le relativisme du modernisme
Vatican II : un rempart contre le relativisme du modernisme
Le Concile Vatican II, loin de diluer la foi dans le relativisme, a au contraire réaffirmé avec force l’existence d’une vérité objective, reçue de Dieu et transmise fidèlement par l’Église. Ses textes – Dei Verbum, Lumen Gentium, Gaudium et Spes, Sacrosanctum Concilium et Dignitatis Humanae – témoignent d’un attachement profond à la Tradition et d’un refus de tout compromis avec l’erreur. Nous verrons comment ces documents conciliaires peuvent être invoqués pour contrer le modernisme, cette tendance à adapter la foi aux modes intellectuelles en niant la vérité absolue. Ensuite, nous analyserons si certaines déclarations du pape François sur la liberté religieuse – notamment la déclaration d’Abou Dhabi et l’exhortation Evangelii Gaudium – s’inscrivent dans la continuité de l’enseignement conciliaire ou s’en écartent. Une attention particulière sera portée à la distinction théologique entre la volonté divine directe et la volonté permissive de Dieu en matière de pluralisme religieux.
Dei Verbum : Révélation divine et vérité objective
Le cœur de la foi catholique est la révélation de Dieu en Jésus-Christ, transmise par l’Écriture et la Tradition. La constitution dogmatique Dei Verbum (1965) affirme avec clarté que cette révélation constitue une vérité objective confiée à l’Église, et non une construction humaine malléable au gré des époques. Le Concile y enseigne que l’Église transmet fidèlement tout ce qu’elle a reçu des apôtres. Ainsi, Dei Verbum 8 rappelle que les apôtres ont exhorté les fidèles à « garder fermement les traditions qu’ils ont apprises […] et à lutter pour la foi qui leur a été une fois pour toutes transmise »
. Loin d’encourager une évolution doctrinale hasardeuse, Vatican II insiste sur la continuité du dépôt de la foi : Dei Verbum décrit la Tradition apostolique comme se poursuivant à travers une succession ininterrompue, l’Église transmettant « à chaque génération tout ce qu’elle est elle-même, tout ce qu’elle croit ».Cette fidélité garantit l’objectivité de la foi transmise. Le Concile précise que le Magistère de l’Église n’a pas pour rôle d’inventer une vérité nouvelle, mais d’expliquer sans altération la Parole de Dieu transmise. Dei Verbum 10 souligne en ce sens que le Magistère « n’est pas au-dessus de la Parole de Dieu, mais il est à son service, n’enseignant que ce qui a été transmis », écoutant cette Parole avec amour, la gardant saintement et l’exposant fidèlement
. Cette affirmation, en droite ligne avec la Tradition, s’oppose frontalement à l’attitude moderniste consistant à relativiser la doctrine au nom de supposées « adaptations » : l’Église de Vatican II se voit au contraire comme la servante de la Révélation, liée par la fidélité à l’enseignement reçu.Enfin, Dei Verbum réaffirme l’inerrance et la vérité des Saintes Écritures. Contre les théories modernistes qui voyaient dans la Bible un document purement humain sujet à l’erreur, le Concile enseigne que tout ce que les auteurs inspirés affirment doit être tenu pour affirmé par l’Esprit Saint lui-même. Il déclare que les livres bibliques « enseignent fermement, fidèlement et sans erreur la vérité que Dieu a voulu voir consignée dans les Lettres sacrées pour notre salut »
. En proclamant ainsi l’inspiration divine et la véracité de l’Écriture, Vatican II ancre solidement la foi sur une vérité objective et non sur des mythes malléables.En résumé, Dei Verbum fournit des armes contre le relativisme doctrinal : la Révélation y est présentée comme un dépôt sacré, confié à l’Église, qui ne peut ni changer ni être interprété de manière subjective, mais seulement conservé et expliqué conformément à ce qui a toujours été cru. Cette insistance conciliaire sur la transmission fidèle de la foi contredit directement le « modernisme » condamné par saint Pie X quelques décennies plus tôt : Vatican II ne trahit pas la Tradition, il l’exalte.
Lumen Gentium : L’unique Église du Christ, gardienne de la Tradition
La constitution dogmatique Lumen Gentium (1964) sur l’Église est également riche en enseignements qui réfutent tout relativisme en matière de vérité religieuse. Le Concile y réaffirme que l’Église catholique est la dépositaire unique et authentique de la pleine vérité salvifique. On est bien loin d’une vision moderniste qui mettrait toutes les religions ou confessions sur un pied d’égalité. Ainsi, Lumen Gentium déclare : « Cette Église, constituée et organisée en ce monde comme une société, c’est dans l’Église catholique qu’elle subsiste, gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui », et bien que des éléments de sanctification et de vérité existent hors de ses structures visibles, ils appartiennent en propre à l’Église du Christ et poussent vers l’unité catholique
.Cette formule célèbre (subsistit in) signifie que la plénitude de l’Église du Christ se trouve dans l’Église catholique seule. Elle montre que le Concile, tout en reconnaissant les éléments de vérité présents ailleurs, n’a jamais prôné un relativisme où chaque Église ou religion serait également voulue par Dieu. Au contraire, Vatican II maintient qu’il n’y a qu’une seule véritable Église, gardienne du dépôt intégral de la foi. Lumen Gentium va jusqu’à rappeler fermement la doctrine traditionnelle « Extra Ecclesiam nulla salus » (pas de salut en dehors de l’Église), avec la nuance de la culpabilité personnelle : « Ceux qui refuseraient d’entrer dans l’Église catholique ou de y persévérer, alors qu’ils la sauraient fondée de Dieu par le Christ comme nécessaire, ceux-là ne pourraient pas être sauvés »
. Autrement dit, nul relativisme : si quelqu’un reconnaît la vérité de l’Église et la rejette délibérément, il se ferme lui-même au salut. Ce propos vigoureux s’oppose aux idées modernistes d’indifférentisme religieux.En présentant l’Église comme « colonne et fondement de la vérité » (cf. 1 Tm 3,15 cité au §8), Lumen Gentium fait écho à la mission donnée par le Christ à ses apôtres. L’Église a le devoir de conserver intacte la foi transmise et de l’annoncer au monde. Le Concile rappelle que l’Esprit Saint guide l’Église dans toute la vérité (Jn 16,13) et assure son unité dans la confession de la foi
. Là encore, on constate que Vatican II se situe dans la continuité totale de la Tradition : la mission doctrinale de l’Église est réaffirmée sans ambiguïté. Loin d’encourager la remise en cause des dogmes ou l’expérimentation hasardeuse, le Concile renvoie constamment à l’enseignement apostolique comme norme.Il est vrai que Lumen Gentium fait preuve d’un équilibre pastoral en reconnaissant (au §15-16) que les chrétiens non catholiques, voire les non-chrétiens, peuvent recevoir des grâces de Dieu : tout ce qui se trouve de bon, de vrai et de saint chez eux provient du Christ, lumière du monde, et peut disposer au salut
. Cependant, le même passage avertit que bien souvent les hommes, « trompés par le Malin, se sont égarés dans leurs raisonnements, ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge » (Rm 1,25). En d’autres termes, il y a dans les religions non chrétiennes un mélange de vérités partielles et d’erreurs ; l’Église doit en reconnaître les éléments de vérité, sans pour autant cautionner les faussetés. Cette vision nuancée exclut l’idée que toutes les croyances se valent également. Elle souligne que l’Église détient la plénitude de la vérité révélée, et que les autres traditions religieuses, dans la mesure où elles contiennent du vrai, y participent imparfaitement et sont ordonnées à converger vers cette plénitude.En définitive, Lumen Gentium offre une ecclésiologie ferme qui contredit le modernisme doctrinal : Vatican II n’a pas renoncé à proclamer l’unicité de l’Église du Christ et l’objectivité du dépôt de la foi. Au contraire, il a armé les catholiques pour dialoguer avec le monde sans complexe, dans la conviction que la vérité ne change pas, même si la manière de l’exprimer peut être adaptée. C’est cette même conviction que l’on retrouve dans la constitution pastorale Gaudium et Spes, appliquée aux enjeux du monde contemporain.
Gaudium et Spes : L’homme, la société et la loi morale objective
Gaudium et Spes (1965), la constitution pastorale « Sur l’Église dans le monde de ce temps », aborde de front les défis culturels et éthiques de la modernité. Elle dialogue avec les aspirations et les angoisses du monde contemporain, mais sans jamais sacrifier l’enseignement moral objectif de l’Église. Au contraire, Vatican II y oppose à la pensée relativiste la notion d’une loi morale universelle et intangible, inscrite par Dieu dans le cœur de chaque homme.
Le Concile reconnaît que l’époque moderne est marquée par un climat de doute et de relativisme. Gaudium et Spes 19 note par exemple que beaucoup de nos contemporains ne perçoivent plus le lien vital avec Dieu et que l’athéisme est un phénomène grave de notre temps
. Certains vont jusqu’à « ne reconnaître comme définitive absolument aucune vérité », tombant dans une indifférence relativiste généralisée. Ce diagnostic lucide montre que les Pères conciliaires étaient pleinement conscients du danger du scepticisme moderne et de la tentation de rejeter toute vérité absolue. Mais face à cela, Gaudium et Spes ne cède pas au désespoir ni à la mode du moment : elle réaffirme avec optimisme l’appel de l’homme à la vérité et au bien, et l’apport irremplaçable du message chrétien pour éclairer les consciences.Un passage particulièrement clair est celui sur la dignité de la conscience morale (GS 16). Le Concile y enseigne que chaque être humain a en lui une loi morale objective, qui s’impose à sa conscience. « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir », déclare le texte
. Cette loi, inscrite par Dieu, oriente infailliblement l’homme vers le bien. Loin d’être une invention sociale relative, la distinction du bien et du mal s’enracine donc dans l’ordre créé par Dieu. Gaudium et Spes ajoute que la conscience droite pousse les personnes à se conformer « aux normes objectives de la moralité ». Ces quelques mots – normes objectives – suffisent à réfuter l’idée moderniste que la morale serait purement subjective ou évolutive. Non, affirme Vatican II : il y a des critères objectifs du bien moral, valables pour tous les hommes en tout temps, même si l’application requiert discernement.Certes, le texte reconnaît que la conscience peut s’égarer par ignorance ou sous l’effet des habitudes de péché
. Mais il précise aussitôt que cela arrive souvent lorsque l’homme « se soucie peu de rechercher le vrai et le bien ». En d’autres termes, le relativisme moral n’est pas sans culpabilité : ignorer la vérité peut découler d’une négligence à la chercher. Gaudium et Spes encourage donc les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté à rechercher ensemble la vérité en matière éthique. Il y a là une réponse directe au subjectivisme moderne : l’Église propose le dialogue, non pour compromettre la vérité, mais pour la trouver et l’accueillir librement.Le Concile va jusqu’à proclamer la vocation transcendante de l’homme et la nécessité de Dieu pour éclairer le mystère de l’humanité. Gaudium et Spes 22 affirme en effet que c’est le Christ qui « manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation »
. L’homme ne peut pleinement se comprendre sans le Christ, Nouvel Adam, révélateur du Père et de l’amour divin. Cette conviction est un antidote puissant au humanismes athées de l’époque, qui prétendaient définir l’homme sans référence à Dieu. Vatican II répond : la vérité sur l’homme, c’est qu’il est appelé à la communion avec Dieu, et il ne vit « pleinement selon la vérité » que s’il reconnaît cet appel et y répond. Là encore, on le voit, aucune complaisance envers le relativisme spirituel : la réponse à la crise de l’homme moderne n’est pas de diluer la foi, mais de témoigner que le Christ est la Vérité qui rend libre (cf. Jn 8,32).En somme, Gaudium et Spes propose aux problématiques modernes (athéisme, matérialisme, désarroi moral) une vérité positive et objective : l’existence d’un ordre moral naturel voulu par Dieu, la grandeur de la raison humaine capable d’atteindre la vérité, et l’offre du salut en Jésus-Christ comme accomplissement des aspirations humaines. Le Concile refuse la « dictature du relativisme » avant l’heure, en rappelant que la soif de vérité habite chaque cœur et que l’Évangile y répond. Cette approche pastorale, ouverte au dialogue, n’a rien de commun avec un renoncement moderniste aux principes ; elle illustre au contraire l’herméneutique de la continuité – pour reprendre l’expression du pape Benoît XVI – qui traverse tout Vatican II.
Sacrosanctum Concilium : Une liturgie réformée, mais enracinée dans la Tradition
Un autre pan du modernisme que l’on reproche parfois (à tort) à Vatican II concerne la liturgie. Certains accusent la réforme liturgique d’avoir rompu avec la tradition au nom de la modernité. Or, la constitution Sacrosanctum Concilium (1963) sur la liturgie montre précisément le contraire : le Concile entend promouvoir un renouveau liturgique en continuité organique avec l’héritage reçu, et non une révolution arbitraire. Dès le préambule, les Pères affichent leur volonté d’« obéir fidèlement à la Tradition » dans toute réforme du culte
.Ainsi, Sacrosanctum Concilium 4 déclare que l’Église « veut conserver et favoriser de toutes manières » les divers rites liturgiques légitimes, et qu’elle souhaite seulement les réviser là où c’est nécessaire, « avec prudence, dans l’esprit d’une saine tradition », afin de leur donner un nouveau dynamisme adapté aux besoins d’aujourd’hui
. Ce langage est sans ambiguïté : la Tradition est la norme suprême, et les éventuelles adaptations doivent se faire dans la continuité, non en rupture. De fait, le même article précise que les rites revisités doivent être entièrement conformes à la tradition reçue, tout en étant rajeunis : on est loin d’un esprit d’iconoclasme ou de table rase.Plus loin, Sacrosanctum Concilium 23 explicite les principes guidant la réforme liturgique. Le Concile y demande qu’on commence toute réforme par une étude sérieuse (théologique, historique, pastorale) et qu’on tienne compte de l’expérience et des traditions propres de l’Église
. Surtout, la phrase clé est souvent citée : « On ne fera des innovations que si l’utilité de l’Église les exige vraiment et certainement, et après s’être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique ». Cette exigence d’organicité dans le développement liturgique est la négation même d’un modernisme liturgique qui aurait improvisé des rites déconnectés du passé. Au contraire, Vatican II veut un progrès liturgique en continuité – maintenir la saine tradition en ouvrant la voie à un progrès légitime, pour reprendre les mots mêmes du texte.En pratique, Sacrosanctum Concilium a certes encouragé l’usage des langues vernaculaires, simplifié certains rites et favorisé la participation active des fidèles, pour rendre la liturgie plus accessible et vivante. Mais il l’a fait dans le respect des essentiels de la foi et de la tradition. D’ailleurs, le Concile n’a jamais proscrit le latin, bien au contraire : il affirme que « l’usage de la langue latine » demeure dans les rites latins, même s’il accorde une place plus large aux langues locales dans les lectures et certaines prières
. De même, il indique que le chant grégorien, héritage multiséculaire, doit avoir la première place dans la liturgie latine (SC 116). Ces rappels démontrent que la réforme conciliaire n’avait rien d’une dérive vers le relativisme cultuel : elle s’ancre dans la conviction que la liturgie est un trésor à transmettre, en l’adaptant modérément pour qu’il soit mieux compris, mais sans jamais trahir sa substance sacrée.En somme, Sacrosanctum Concilium fournit un exemple concret de l’esprit de Vatican II : fidélité et renouveau. Fidélité à la Tradition – comme rempart contre le subjectivisme liturgique – et renouveau pastoral pour que la liturgie continue d’« impartir un surcroît de vigueur à la vie chrétienne des fidèles » (SC 1). En liturgie comme en doctrine, le Concile a montré qu’il était possible d’être moderne sans être moderniste. La participation active des fidèles, la compréhension plus large des rites sont encouragées, mais toujours dans la ligne d’une liturgie qui reste théocentrique et objective, « le sommet et la source » de la vie de l’Église. Là où le modernisme tend à privilégier l’expérience individuelle au détriment de la tradition, Vatican II réaffirme au contraire que la liturgie appartient à l’Église tout entière et ne saurait être remodelée selon les fantaisies de chacun : « absolument personne d’autre, même prêtre, ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie », rappelle strictement Sacrosanctum Concilium
. Une telle clause de sauvegarde, souvent oubliée, est pourtant bien présente dans les actes du Concile ; elle témoigne que les Pères entendaient préserver le culte de toute dérive individualiste ou créative, un risque justement dénoncé par les papes post-conciliaires.Dignitatis Humanae : Liberté religieuse et primauté de la vérité
L’un des textes de Vatican II qui a suscité le plus de débats est la déclaration Dignitatis Humanae (1965) sur la liberté religieuse. Certains traditionalistes ont craint qu’en prônant la liberté de conscience, l’Église conciliaire ne cède au relativisme religieux. Il n’en est rien : Dignitatis Humanae défend la liberté civile en matière de religion tout en réaffirmant explicitement qu’il n’y a qu’une seule vraie religion, que chacun a le devoir de chercher et d’embrasser. Le texte conciliaire concilie ainsi la dignité de la personne humaine (qui interdit la contrainte en matière de foi) avec la primauté objective de la vérité révélée.
Dès le début de la déclaration, on lit en toutes lettres : « Dieu a lui-même fait connaître au genre humain la voie par laquelle les hommes peuvent obtenir le salut et le bonheur dans le Christ. Cette unique vraie religion, nous croyons qu’elle subsiste dans l’Église catholique et apostolique »
. Cette affirmation est capitale : Vatican II maintient sans équivoque que la religion chrétienne catholique est la seule pleinement conforme à la volonté de Dieu. En outre, le Concile ajoute que « tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ; et, quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles ». Autrement dit, la liberté religieuse n’est pas l’indifférence à la vérité : chaque personne a au contraire l’obligation morale de rechercher activement la vraie religion et d’y adhérer de cœur et d’esprit dès qu’elle en reconnaît l’authenticité.Qu’est-ce donc que la liberté religieuse promue par le Concile ? Dignitatis Humanae la définit comme le droit pour chacun de ne pas être contraint en matière de foi, dans les justes limites du bien commun
. Il s’agit d’une liberté de non-coercition, principalement face aux pouvoirs publics. Le Concile précise que cette liberté d’être immunisé contre toute contrainte « ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle au sujet du devoir moral de l’homme et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ ». C’est dire que l’État doit respecter la liberté de conscience, mais que cela ne change rien au fait que l’homme, individuellement et collectivement, a le devoir de rendre un culte au vrai Dieu dans la vraie Église. Le Concile prend même soin de rappeler l’enseignement des papes récents sur les droits de la personne et l’ordre objectif qui doit régir la société. On voit là que Vatican II n’abdique aucunement la notion d’une vérité sociale objective : il n’admet pas le laïcisme qui confinerait la religion à la sphère privée au nom d’un pluralisme mal compris. Au contraire, Dignitatis Humanae parle d’un « ordre juridique de la société » conforme aux droits inviolables de la personne, parmi lesquels la liberté religieuse authentique.Un passage magnifique de Dignitatis Humanae synthétise la philosophie du Concile : « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance »
. Cela rejoint l’intuition de Dei Verbum et du Christ lui-même : la vérité de l’Évangile s’adresse à la liberté de l’homme, elle ne peut être accueillie que dans un acte de foi volontaire, non sous la contrainte. Mais cette exaltation de la liberté ne signifie aucunement que la vérité serait relative ; au contraire, c’est parce que la vérité est objective et puissante par elle-même qu’elle n’a pas besoin de la violence pour triompher. Dignitatis Humanae applique simplement ce principe dans l’ordre civil : personne ne doit être forcé de croire, ni empêché de croire selon sa conscience. Mais en même temps, personne n’est dispensé de chercher quelle foi est conforme à la réalité de Dieu. Ce n’est donc pas du relativisme, c’est le respect des voies de Dieu : Dieu invite au lieu d’imposer, parce qu’il veut une réponse d’amour libre.En définitive, la liberté religieuse selon Vatican II est un rempart contre deux écueils : d’un côté, l’ingérence des États ou des groupes qui voudraient imposer une religion (ou l’irréligion) par la force ; de l’autre, le relativisme qui prétendrait que la vérité importe peu. Le Concile rejette le premier et le second. Il ouvre un espace de liberté pour la foi, tout en proclamant qu’il existe une vérité unique à laquelle cette liberté doit tendre. Cette articulation subtile est exactement le contraire d’un modernisme laxiste. On peut donc dire que Dignitatis Humanae, loin d’être un texte de compromis mou, est au contraire un texte de principe, qui défend la dignité de la conscience et la souveraineté de la vérité.
Après ce tour d’horizon des principaux documents conciliaires, il apparaît clairement que Vatican II fournit de solides arguments pour combattre le modernisme. Qu’il s’agisse de la fidélité à la Révélation (Dei Verbum), de l’affirmation de l’unique Église du Christ (Lumen Gentium), de l’existence de normes morales objectives (Gaudium et Spes), de la continuité liturgique (Sacrosanctum Concilium) ou de la liberté pour la vérité (Dignitatis Humanae), le Concile oppose au relativisme ambiant la permanence et la force de la Vérité divine. Reste à voir comment cet esprit conciliaire se prolonge ou se heurte aux prises de position actuelles, notamment celles du pape François sur la question délicate de la pluralité des religions.
Le pape François et la liberté religieuse : continuité conciliaire ou divergence ?
Plus d’un demi-siècle après Vatican II, le pape François s’inscrit globalement dans la lignée du Concile sur la question de la liberté religieuse et du dialogue interreligieux. Cependant, certaines de ses déclarations ont suscité des interrogations, voire des controverses, sur une possible rupture avec l’enseignement traditionnel. Deux textes en particulier reviennent dans le débat : la Déclaration d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine (signée en 2019 conjointement avec le Grand Imam d’Al-Azhar) et l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium (2013). Que disent exactement ces documents, et comment les situer par rapport à l’enseignement de Vatican II ?
La déclaration d’Abou Dhabi et la « volonté de Dieu » dans la diversité des religions
Une église et une mosquée côte à côte, symbolisant la diversité religieuse voulue ou permise par Dieu.
Le 4 février 2019, le pape François a signé à Abou Dhabi une déclaration conjointe avec le cheikh Ahmed al-Tayeb, intitulée « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ». Ce texte, à visée essentiellement pastorale et diplomatique, contient une phrase qui a immédiatement fait couler beaucoup d’encre. On y lit en effet : « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains. Cette Sagesse divine est l’origine dont découle le droit à la liberté de croyance et à la liberté d’être différents. »
. La formulation a surpris de nombreux observateurs catholiques : inclure la diversité de religion dans la liste des diversités voulues par Dieu (au même titre que la diversité des sexes, des races, etc.) semblait suggérer que Dieu veut positivement l’existence de plusieurs religions différentes dans le monde. Certains y ont vu une contradiction flagrante avec Dignitatis Humanae et plus largement avec la foi chrétienne qui proclame le Christ comme unique chemin vers le Père.Comment comprendre cette phrase d’Abou Dhabi ? S’agit-il d’un dérapage théologique du pape François ou d’un malentendu sur les termes employés ? Pour éclaircir l’intention, il faut recourir à la distinction classique entre la volonté divine directe (ou antécédente) et la volonté permissive de Dieu. Cette distinction, rappelée plus tard par des théologiens et évêques, a également été confirmée par le pape François lui-même dans une conversation privée. En mars 2019, lors d’une visite ad limina, Mgr Athanasius Schneider lui a expressément posé la question. Le Saint-Père a répondu que la diversité des religions mentionnée dans la déclaration devait être comprise comme relevant de la volonté permissive de Dieu, et non de sa volonté positive
.Qu’entend-on par là ? On peut résumer ainsi :
-
Volonté directe (ou antécédente) : ce que Dieu veut positivement et de manière parfaite. Ce que Dieu veut directement est toujours un bien en soi, pleinement conforme à son plan d’amour. Par exemple, Dieu a créé l’humanité homme et femme : la différence des sexes est voulue directement par Lui, et c’est « très bon » (Gn 1,31). De même, Dieu veut directement que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (cf. 1 Tm 2,4).
-
Volonté permissive : ce que Dieu permet d’arriver, sans que cela fasse partie de son plan parfait, mais qu’Il tolère en vue d’un plus grand bien ou du respect de la liberté. Dieu, dans sa providence, permet l’existence du mal (physique ou moral) même s’il ne le veut pas en lui-même. Par exemple, Dieu permet la maladie, les catastrophes, ou encore le péché des anges et des hommes, alors que directement Il ne veut que le bien. Il ne les empêche pas, afin de ne pas annihiler la liberté des créatures, et Il sait en tirer un bien (sa Miséricorde est telle qu’Il peut faire concourir ce mal permis à un dessein bon)
.
Appliquée à la question des religions, cette distinction signifie que Dieu veut la pluralité des religions non chrétiennes uniquement de sa volonté de permission, un peu comme il permet le mal ou l’erreur sans l’approuver
. En effet, Dieu directement veut que tous adhèrent à la vérité pleine révélée en Jésus-Christ (c’est le sens de la mission universelle confiée à l’Église). Mais parce qu’il a créé l’homme libre, Il permet que se développent diverses croyances et cultes. Il n’abandonne pas pour autant les hommes dans l’erreur : sa grâce agit dans les cœurs et peut faire germer des éléments de vérité et de bonté au sein même des religions non chrétiennes. Lumen Gentium 16 l’enseignait déjà, parlant des « préparations évangéliques » que constituent tout ce qui est bon et vrai chez les non-chrétiens. Dieu peut se servir de ces parcelles de vérité pour conduire les âmes vers la pleine lumière de l’Évangile. En ce sens, on peut dire qu’Il permet (et intègre dans son plan providentiel) la diversité religieuse de facto, tout en désirant qu’en définitive les hommes parviennent à l’unité de la foi.Compris ainsi, la phrase d’Abou Dhabi ne contredit pas la doctrine catholique. Elle souligne simplement que la liberté religieuse (entendue ici comme liberté civile de choisir sa religion) s’enracine dans le fait que Dieu lui-même n’oblige personne par la force à embrasser la foi véritable. En créant l’humanité diverse et libre, Il a permis qu’apparaisse le pluralisme religieux, conséquence de la liberté humaine et aussi de la limitation de notre compréhension. On peut donc dire que, si la phrase avait mentionné explicitement la notion de volonté permissive, elle aurait été totalement conforme à Dignitatis Humanae. L’ambiguïté vient de ce qu’elle peut laisser entendre une volonté positive de Dieu pour la multiplicité des religions en soi. Mais le pape François a clarifié que tel n’était pas son intention
. Au regard de l’enseignement conciliaire, il faut donc lire la déclaration d’Abou Dhabi comme un appel au respect mutuel et à la coexistence pacifique, sans y voir une approbation du relativisme. L’Église continue de croire qu’il n’y a qu’une plénitude de la vérité religieuse, celle qui subsiste en elle, mais elle reconnaît que contraindre ou discriminer les personnes en matière de religion est contraire au plan de Dieu.Théologiquement, cette clarification est capitale. Sans elle, en effet, on tomberait dans l’écueil signalé par la déclaration Dominus Iesus (2000) de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, qui mettait en garde contre les théories relativistes justifiant le pluralisme religieux de jure. Affirmer que toutes les religions seraient voulues directement par Dieu conduirait à nier l’unicité du Christ Sauveur et à paralyser l’élan missionnaire de l’Église
. Au contraire, en comprenant ces religions comme permises par Dieu, on préserve la possibilité et même la nécessité de l’évangélisation : les éléments de vérité qu’elles contiennent sont des préparations à l’Évangile, non des substituts équivalents. Le pape François lui-même, dans ses paroles et ses actes, n’a d’ailleurs pas renoncé à la mission : s’il dialogue avec tous, il ne manque pas non plus d’appeler à annoncer Jésus-Christ. Dès 2013, il rappelait que « l’Église ne grandit pas par prosélytisme, mais par attraction » – reprenant une idée de Benoît XVI – ce qui s’accorde parfaitement avec Dignitatis Humanae sur la force intrinsèque de la vérité.Evangelii Gaudium : l’éloge de la liberté pour chercher la vérité
Quelques années avant Abou Dhabi, le pape François avait publié Evangelii Gaudium (« La joie de l’Évangile »), exhortation programmatique où il exposait sa vision de l’évangélisation aujourd’hui. Dans ce document, il consacre plusieurs paragraphes à la question du dialogue social et interreligieux. On y trouve une confirmation explicite de l’enseignement de Vatican II sur la liberté religieuse et une mise en garde contre un faux pluralisme qui étoufferait la religion.
François écrit par exemple, au §255 de Evangelii Gaudium : « Les Pères synodaux ont rappelé l’importance du respect de la liberté religieuse, considérée comme un droit humain fondamental. Elle comprend “la liberté de choisir la religion que l’on estime vraie et de manifester publiquement sa propre croyance” »
. Citant ici explicitement Dignitatis Humanae, le pape s’inscrit clairement dans la continuité conciliaire. Il souligne deux points essentiels : (1) la liberté religieuse est fondamentale et inclut le droit de choisir la religion que l’on tient pour vraie, (2) cette liberté comprend le droit de témoigner publiquement de sa foi. Autrement dit, non seulement chacun doit être libre de sa conscience, mais la religion a toute sa place dans l’espace public. François ajoute qu’un « sain pluralisme », respectueux des différences, n’implique pas de reléguer les religions au silence ou à la seule sphère privée. Il critique ainsi les tendances laïcistes qui voudraient cantonner le fait religieux hors du débat public. Un État véritablement pluraliste ne doit pas faire taire la voix des croyants au nom d’une neutralité dévoyée, car ce serait au final une discrimination inversée.Ce plaidoyer du pape en faveur d’une saine laïcité rejoint bien l’esprit de Dignitatis Humanae. Il refuse tout à la fois la contrainte religieuse et l’invisibilisation de la religion dans la société. Cette position d’équilibre prolonge l’intuition conciliaire selon laquelle la vérité peut et doit s’exprimer librement dans la société pour y porter du fruit, sans pour autant s’imposer par la force. Evangelii Gaudium n’est donc nullement un texte de relativisme : c’est une invitation vibrante à annoncer l’Évangile avec respect et compassion, en dialoguant avec tous, mais convaincu de la vérité salvifique du Christ. D’ailleurs, tout le ton du document est missionnaire : François y appelle à une « conversion pastorale » pour une Église en sortie, qui propose la foi dans la joie. On est bien dans la ligne du Concile qui voyait l’Église comme lumen gentium, lumière des nations, chargée d’apporter la vérité du Christ au monde.
Il est intéressant de noter que, dans ce même chapitre d’Evangelii Gaudium, le pape souligne l’importance de la liberté religieuse justement pour permettre à chaque personne de suivre sa conscience en adhérant à la vérité qu’elle reconnaît. Il rejette le relativisme ambiant en le décrivant comme « une indifférence relativiste diffuse » qui fait obstacle à la foi
. Ainsi, loin d’encourager le relativisme, François le déplore et en identifie les effets néfastes, par exemple en Europe occidentale où l’on constate plus d’indifférence que de persécution ouverte. Sa réponse à cela n’est pas de diminuer les exigences de la foi, mais de raviver le témoignage chrétien. La joie de l’Évangile, dit-il, est pour tous, et l’Église doit la partager avec patience et courage.En somme, les déclarations du pape François sur la liberté religieuse, une fois replacées dans leur contexte et correctement interprétées, s’inscrivent dans la droite ligne de Vatican II plutôt que de s’en éloigner. Certes, la formulation de la déclaration d’Abou Dhabi a nécessité une clarification pour dissiper toute ambiguïté. Mais sur le fond, le pape affirme comme le Concile que la diversité religieuse de fait n’annule pas l’existence d’une vérité pleinement révélée en Christ, ni le devoir pour l’Église de poursuivre sa mission évangélisatrice. Il promeut un respect sincère des personnes de toutes croyances, en vue d’une fraternité universelle – ce qui correspond à l’esprit de Nostra Aetate et de Dignitatis Humanae. En même temps, il n’abandonne pas la conviction que la plénitude de la révélation chrétienne est un don pour l’humanité tout entière. On peut donc dire que François est fidèle à l’équilibre conciliaire : l’ouverture sans le reniement.
Conclusion : Vatican II, boussole sûre contre le modernisme
À l’issue de ce parcours, il apparaît clairement que le Concile Vatican II fournit une base doctrinale solide pour combattre le modernisme et le relativisme au sein de l’Église. Ceux qui accusent Vatican II d’avoir ouvert la porte au relativisme n’ont manifestement pas lu – ou pas voulu lire – ses textes fondateurs. Bien au contraire, chaque document majeur du Concile proclame à sa manière l’existence d’une vérité objective non négociable :
-
Dei Verbum rappelle que la Parole de Dieu ne change pas et doit être transmise intacte, sous la garde du Magistère qui n’enseigne que ce qu’il a reçu
. -
Lumen Gentium réaffirme que l’Église catholique détient la plénitude de la vérité et des moyens de salut, sans équivalent ailleurs
. -
Gaudium et Spes montre que l’homme ne se réalise que dans la vérité, en obéissant à la loi morale inscrite par Dieu dans son cœur
et en trouvant en Christ la lumière sur le mystère de sa vie. -
Sacrosanctum Concilium prône une réforme liturgique en continuité avec la Tradition, s’opposant à toute création arbitraire dictée par l’esprit du temps
. -
Dignitatis Humanae concilie la liberté de conscience avec l’appel universel à la vérité : personne ne doit être forcé, mais tous sont tenus de chercher et de suivre la vraie religion
.
Ces enseignements offrent un riche arsenal pour réfuter les thèses modernistes. Non, Vatican II n’a pas été une rupture relativiste ; il a été au contraire une réaffirmation, dans un langage pastoral renouvelé, des vérités pérennes du christianisme. La « mise à jour » (aggiornamento) entreprise par Jean XXIII n’était pas un aggiornamento de la foi elle-même, mais de la manière de la proposer au monde contemporain. La « pastorale » conciliaire n’a jamais signifié un abandon du dogme, mais une charité dans la présentation du dogme.
Il est tout aussi clair, par ailleurs, que les successeurs de Vatican II – y compris le pape François – n’ont pas le droit de s’écarter de cette ligne de crête. Lorsqu’ils restent fidèles à l’esprit et à la lettre du Concile, leurs enseignements s’harmonisent avec l’édifice doctrinal de l’Église. C’est manifeste dans Evangelii Gaudium, où François exalte la liberté religieuse de concert avec la mission évangélisatrice
. Lorsqu’une expression ponctuelle peut prêter à confusion (cas d’Abou Dhabi), il est nécessaire de la corriger ou de l’expliciter à la lumière de la Tradition – ce qui a été fait en l’occurrence en recourant à la notion de volonté permissive de Dieu. Cette réactivité montre que l’Église reste vigilante pour que la boussole de la Tradition continue d’orienter le navire de Pierre, même par temps de brouillard œcuménique ou diplomatique.En définitive, la vérité objective demeure au cœur du message catholique, hier, aujourd’hui et toujours. Vatican II a voulu montrer que l’on pouvait dialoguer avec le monde moderne sans rien céder sur cette vérité. Au contraire, c’est en s’appuyant sur elle que l’Église peut éclairer les peuples, défendre la dignité de l’homme et renouveler la société. Contre le modernisme qui dilue et qui doute, le Concile a opposé la foi confiante dans le Christ, Chemin, Vérité et Vie (Jn 14,6). Plus de cinquante ans après, son enseignement reste une référence sûre pour quiconque souhaite conjuguer la fidélité doctrinale et l’ouverture pastorale. Il appartient aux catholiques d’aujourd’hui de s’en saisir pour témoigner, avec charité mais sans complexe, que la Vérité qui libère a un nom et un visage – celui de Jésus-Christ, toujours vivant dans son Église.
Commentaires
Enregistrer un commentaire