Quelle comédie céleste et infernale que celle de l’abbé Pierre !
Quelle comédie céleste et infernale que celle de l’abbé Pierre !
En ce jour où naquit, il y a plus d’un siècle, un petit Savoyard que Dieu allait transformer en tonnerre de miséricorde, il est juste – et peut-être salutaire – de rouvrir les plaies. On a fait de l’abbé Pierre un mythe, puis une cible. Un saint pour les médias, tant qu’il servait leur cause ; un fardeau à oublier dès qu’il dérangeait. Emmaüs, son arche de fortune, tangue entre la gloire et le soupçon. Voici donc, non un hommage, mais un pamphlet – un cri dans le désert d’un monde amnésique.
Voilà un moine des pauvres qu’on porta aux nues avant de le vouer aux gémonies. Hier encensé comme un saint de vitrail, aujourd’hui honni comme un démon. Il fut l’idole bien commode d’une époque en mal de vertu – couronné seize fois « personnalité préférée des Français »leprogres.fr, auréolé vivant par la rumeur publique – puis cloué au pilori par les mêmes qui l’avaient adulé. Les grands prêtres de l’opinion, d’ordinaire si prompts à pourfendre l’Église, se découvrirent un temps des ferveurs de sacristie pour ce prêtre au béret. Ils brandissaient sa charité en étendard, tel un bâton pour fustiger le reste du clergé. On louait l’abbé des chiffonniers afin de mieux accuser l’Église d’être sourde aux miséreux. Quelle ironie ! Ces thuriféraires laïcs, qui brûlaient l’encens sous ses sandales, finiraient par allumer le bûcher sous ses pieds.
Car il en faut peu pour que la médaille vire de bord et que l’auréole se change en couronne d’épines. L’abbé Pierre devint encombrant. Qu’un vieil homme, adulé comme un prophète, ose une amitié mal vue ou une parole de trop, et le voilà traîné dans la boue. Les mêmes gazettes hier extasiées se muèrent en tribunal intraitable. On exhume ses faiblesses humaines avec une gourmandise vengeresse : le saint avait des pieds d’argile, clament-ils. On l’accuse à présent de tout et de son contraire – d’avoir courbé l’échine jadis devant un maréchal décrié, frayé plus tard avec un hérétique négationniste, trahi on ne sait quel dogme occultelefigaro.fr. Des pamphlets et livres fouille-mémoire dévoilent soudain la face sombre de l’icône, loin de la perfection de son mytheleprogres.fr. Même la tombe ne le protège pas : on chuchote désormais qu’il aurait cédé aux tentations les plus viles, révélations tardives qui entachent sa mémoire naguère sacrée. Ainsi va la foule versatile : hier Hosanna, aujourd’hui Crucifige ! Le sauveur des sans-logis est conspué, vilipendé, conspué encore – adoration et damnation en un même corps flétri par l’opinion. Le plus amer, c’est que ceux-là mêmes qui l’avaient hissé sur l’autel médiatique se font fossoyeurs, enterrant vivant ce qu’ils ont adoré. Le parfum qu’ils répandaient tourne au vinaigre ; la statue qu’ils couronnaient, ils la lapident à présent de leurs propres mains.
Et pendant ce temps, qu’advient-il de l’œuvre, de l’arche d’Emmaüs lancée sur le déluge de misère ? Emmaüs… Nom évangélique s’il en est, évoquant ces disciples en route qui reconnurent le Christ à la fraction du pain. Sous cette bannière, l’abbé Pierre avait rassemblé les gueux et les brebis galeuses, inventant une fraternité de la dernière chance. On y accueillait le clochard transi, le repris de justice, la mère célibataire – tous les déchus de la prospérité – pour leur redonner un toit, un travail, une dignité. Quelle folie féconde que cette communauté de compagnons : on y releva d’innombrables vies brisées, on y transforma des mendiants en ouvriers fiers d’eux, on y fit fleurir l’espérance sur le fumier du désespoir. L’insurrection de la bonté – ainsi fut nommée l’élan de 1954 où, par la voix de l’abbé, la France entière se leva pour arracher les sans-abri à la mort glaciale. Nul ne peut gommer le bien immense accompli dans le sillage de ce vieux prêtre à la cape râpée. La boue qu’on jette aujourd’hui sur son œuvre n’effacera jamais les milliers d’âmes qu’elle a sauvées de la faim et du froid. On peut tenter de salir l’eau du puits, mais qu’on le veuille ou non, des foules d’assoiffés y ont trouvé la vie sauve.
Hélas, même les arches de Noé connaissent la vermine dans leurs cales. Emmaüs n’a pas échappé à l’infiltration des marchands du Temple au sein du sanctuaire de charité. À l’abri des regards, certains responsables oublieux de l’idéal initial ont pu s’enorgueillir de leur pouvoir et abuser des plus faibles. On murmure que l’or des dons coula vers de troubles canaux, que le pain des pauvres fut parfois compté comme un profit. Plus grave encore, voici que l’on découvre que sous couvert de bénévolat sacré, on imposait à des déshérités un labeur de forçat. Des compagnons d’Emmaüs – ces hommes et femmes venus chercher refuge – ont dû un jour se mettre en grève comme de simples prolétaires, pour réclamer d’être traités avec justice. Image stupéfiante que ces enfants de l’utopie de l’abbé, piquets de grève dressés devant le vaisseau Emmaüs, chantant la lutte pour la dignité ! Il a fallu que le tribunal de la République s’en mêle, condamnant des dirigeants pour travail dissimulé, reconnaissant que derrière le mot « compagnonnage » se cachaient des travailleurs exploitésbfmtv.com. « Le compagnonnage, le bénévolat, ce n’est pas l’asservissement », a tonné un procureur, estimant que les idéaux de l’abbé Pierre étaient trahisbfmtv.com. Faut-il que la justice des hommes vienne rappeler aux apôtres dévoyés de la charité jusqu’où ils ont trahi l’esprit du fondateur ! Oui, dans la maison même bâtie pour les pauvres, certains ont fait suer le burnous aux plus fragiles, travestissant le service fraternel en esclavagisme modernestreetpress.com. Ô scandale ! L’auréole médiatique a viré au sulphure quand la boue judiciaire a jailli, maculant jusqu’au nom d’Emmaüs dans les prétoires de Lille ou d’ailleurs. Et pourtant, ne l’oublions pas : si l’arche a sombré par endroits dans la fange, combien de naufragés avait-elle porté auparavant sur les vagues de la misère ? Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : les dévoiements de quelques-uns ne sauraient abolir les miracles modestes accomplis chaque jour dans l’ombre des hangars Emmaüs, là où des oubliés retrouvent goût à la vie en réparant les restes d’une société de gaspillage.
Car ce sont eux, les protagonistes véritables de cette épopée tragique et sublime : les pauvres, les petits, les sans-visage. Tandis que journalistes et notables discourent d’auréoles et de chutes, d’honneurs et de procès, ce sont les humbles compagnons qui écrivent l’Évangile au ras du sol. Souvenons-nous de la première victime, celle qui alluma la flamme d’Emmaüs : cette femme anonyme morte de froid sur un trottoir verglacé, en cet hiver 1954, dont le corps gelé fit craquer le cœur de l’abbé Pierre. C’est son fantôme silencieux qui hante chaque refuge, rappel permanent du Pourquoi de cette mission. Et avec elle, des légions de miséreux – vieillards sans toit, orphelins, ivrognes repentis, mères perdues – tous ces damnés de la terre dont on ne connaîtra jamais les noms, qui pourtant furent relevés par l’amour. Eux n’auront jamais droit aux éditoriaux flamboyants ni aux statues de bronze sur les places publiques. Ils sont les figurants de l’Histoire, essentiels mais invisibles, les « cas sociaux » qu’on range dans les statistiques et qu’on oublie dans les discours officiels. Ce sont les compagnons d’Emmaüs, appelés ainsi comme ces disciples d’Emmaüs qui marchèrent avec le Christ sans le reconnaître – et, de même, le Christ marchait avec eux, sous l’apparence du dernier des pauvres, sans que nos sociétés repues ne le reconnaissent. Ces mendiants, ces exilés de l’abondance, étaient la gloire cachée de l’abbé Pierre, son trésor véritable aux yeux du Ciel. Lorsqu’on a traîné son nom dans la boue, c’est eux qu’on a offensés. Lorsqu’on a exploité leurs bras sous prétexte de charité, c’est le Christ en haillons qu’on a fouetté une fois de plus.
Léon Bloy aimait à répéter que le Pauvre est la clef de l’énigme divine. Dans le miroir de cette affaire, c’est l’âme de la France qui se contemple : capable du sursaut de générosité le plus fou, puis retombant dans sa tiédeur sceptique, prête à brûler ce qu’elle a adoré. Notre temps a fabriqué des saints laïques pour mieux crucifier ensuite leurs idéaux lorsqu’ils dérangent. L’abbé Pierre fut de ceux-là – instrumentalisé, exalté, puis immolé sur l’autel de la Bien-pensance. Mais qu’importe au fond la fange des hommes ? La vérité du pauvre de Dieu demeure, comme une braise sous la cendre. Au soir de ce monde, l’auréole factice des médias se dissipera ; il ne restera que la justice implacable de l’Éternel. Et voici que les rôles se renversent : le mendiant couvert de plaies que l’on chassait des marches de nos églises et de nos mairies si propres, celui-là même se dressera en accusateur au Jour du Jugement. Les compagnons anonymes, les gueules cassées de la charité, paraîtront alors avec plus d’éclat que tous les notables. « J’avais froid et vous ne m’avez pas vêtu, j’avais soif et vous ne m’avez pas donné à boire… » Cette parole retentira pour chacunfr.wikisource.org. Les pauvres jugeront le monde, et malheur à ceux qui les auront scandalisés. Peut-être verra-t-on les fossoyeurs médiatiques – ces pharisiens moqueurs – tendre la main à leur tour, tels le mauvais riche réclamant une goutte d’eau au mendiant Lazare. Mais il sera trop tard : la goutte leur sera refusée. L’abbé Pierre, lui, humble serviteur accablé par l’ingratitude, s’en ira festoyer avec les Bienheureux aux noces éternelles, laissant aux hypocrites la boue et les larmes pour toute pitance. Que ce tableau les hante dès ici-bas : la colère de l’Agneau n’épargnera ni les faux dévots ni les bourreaux des humbles. Tel est le renversement ultime, l’eschatologie vengeresse chère à Léon Bloy – et la seule consolation qui nous reste face à tant d’injustice criante. Amen, et que tombe le feu du ciel sur la comédie des masques.
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