Apologie d’une iconophilie sobre
Apologie d’une iconophilie sobre
Entre deux excès contraires
Dans la querelle des images sacrées, notre époque oscille entre deux extrêmes également éloignés de l’esprit authentique du christianisme. D’une part, les iconoclastes puritains (souvent issus de certains courants protestants radicaux) bannissent violemment toute image religieuse au nom d’une prétendue pureté biblique. D’autre part, les iconodules exaltés (certains zélateurs orthodoxes outranciers) vouent aux icônes un culte quasi-magique et tactile, frôlant le fétichisme. Face à ces deux dérives opposées, il faut défendre avec fermeté l’iconophilie sobre – c’est-à-dire un usage modéré et sain des images, fidèle à l’esprit de l’Incarnation, reconnaissant leur valeur spirituelle sans tomber dans l’idolâtrie ni la superstition.
Le puritain iconoclaste et ses contradictions
L’iconoclaste radical se targue de suivre à la lettre le Décalogue qui interdit les images taillées (Ex 20:4-5). Il voit dans toute représentation religieuse une tentation d’idolâtrie. Son zèle pour la “pureté biblique” le pousse à dépouiller églises et foyers de toute icône, de toute statue, voire du plus humble crucifix. Ironie mordante de l’histoire : en pourfendant les images, ce zélé pourfendeur ne remarque pas qu’il en utilise lui-même sans cesse. Considérons quelques-unes de ses contradictions flagrantes :
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La Bible illustrée : Ce rigoriste qui fustige l’idole d’une main, de l’autre offre volontiers à ses enfants une Bible abondamment illustrée. Les scènes de l’Écriture y pullulent en gravures colorées – comme si l’image devenait soudain pédagogique lorsqu’elle est imprimée sous couverture protestante. N’est-ce pas admettre implicitement la légitimité de l’image pour instruire et toucher l’âme ? Les théologiens de Charlemagne eux-mêmes le concédaient : les images peuvent servir à l’instruction des fidèles simples, car elles rendent le contenu des textes accessible – mais sans pour autant qu’on les adorehistoirebnf.hypotheses.org. Le concile de Francfort (794), suivi du synode de Paris (825), adopta ainsi une position médiane : reconnaître aux images un rôle didactique et ornemental, tout en proscrivant leur vénération superstitieusehistoirebnf.hypotheses.orgweb.sbu.edu. Nos iconoclastes modernes admettent de fait cette fonction mémorielle de l’image, même s’ils refusent de l’avouer. 
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La mémoire visuelle : Pour bannir toute image, nos puritains invoquent la “sola Scriptura” et prétendent s’en tenir aux mots. Pourtant, l’âme humaine, même lorsqu’elle lit ou écoute la Parole, forge des images intérieures. Quand un prédicateur dépeint les noces de Cana ou la crucifixion, chacun, dans son for intérieur, voit la scène. Faut-il proscrire aussi ces images mentales sous prétexte de pureté ? Et que dire des symboles que même les plus austères communautés tolèrent : la croix nue dressée sur la table de communion, le poisson stylisé sur le mur du temple… Ces signes sensibles ne sont-ils pas déjà des images simplifiées ? L’iconoclaste, en voulant abolir les images, se condamne à une inconséquence : ou bien il renonce à tout support visuel y compris pédagogique, ou bien il admet qu’une image peut coexister avec la foi sans automatiquement la corrompre. 
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La Bible elle-même : Nos rigoristes brandissent la Bible pour rejeter les icônes, mais ils oublient que la Bible est elle-même peuplée d’images et d’objets cultuels ordonnés par Dieu. L’Arche d’Alliance portait deux chérubins sculptés; le temple de Salomon était orné de figures; le Seigneur ordonna à Moïse un serpent d’airain élevé sur une perche salvatrice. Certes, ces mêmes Écritures condamnent les idoles païennes, mais il est clair que toutes les images ne sont pas interdites en soi – seulement leur adoration idolâtrique. Saint Augustin, loin d’être un ami des idoles, notait pourtant que ce commandement biblique « Tu ne te feras point d’image… » devait s’entendre comme une interdiction de servir d’autres dieux sous des images, non comme l’abolition de tout art sacrépublis-shs.univ-rouen.fr. Autrement, Dieu se contredirait lui-même en prescrivant certaines images pour éduquer son peuple. L’incarnation du Christ, surtout, change la donne : « Dieu, que l’on ne pouvait voir, s’est rendu visible en chair et en sang », écrit saint Jean Damascènemariedenazareth.com. En Jésus, l’Invisible a pris visage d’homme ; dès lors le représenter en image, c’est confesser qu’il est vraiment venu dans notre chair, et non le nier. L’iconoclaste puritain, en refusant toute image du Christ, en viendrait presque à oublier que « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1:14) – réalité que l’image peut justement aider à proclamer. 
En somme, l’obsession iconoclaste frise l’aveuglement. À force de craindre l’idole partout, on finit par mutiler la mémoire chrétienne et par appauvrir la pédagogie de la foi. Certes, nul ne doit adorer une peinture ou une statue. Mais faut-il pour autant jeter bas les trésors artistiques qui élèvent l’âme ? L’iconoclasme radical manque de nuance et trahit une mauvaise compréhension du mystère de l’Incarnation. Il oublie que la foi vient aussi par les yeux, lorsque les yeux contemplent ce qui oriente le cœur vers Dieu. Comme le déclare le deuxième concile de Nicée (787) en réhabilitant les saintes images : plus les fidèles contemplent fréquemment les représentations du Christ et des saints, plus ils sont « portés au souvenir et au désir des modèles originels, et à leur témoigner, en les embrassant, respect et vénération »mariedenazareth.com. L’image sacrée, loin de concurrencer l’Écriture, la complète par un autre langage – celui qui parle au regard et, par lui, à l’âme entière.
L’iconodule exalté : quand la dévotion tourne à l’idolâtrie
À l’extrême opposé, nous rencontrons l’iconodule exalté, ce dévot pour qui l’icône n’est plus seulement une fenêtre vers le Ciel, mais presque un talisman investi d’une puissance autonome. Il affiche une vénération passionnée, parfois démesurée, envers les images saintes – au point d’en oublier la frontière entre le signe et la réalité qu’il signifie. Certes, l’Église orthodoxe dans sa théologie officielle distingue soigneusement l’adoration due à Dieu seul (latrie) de la vénération relative (doulie) accordée aux icônes et reliques. Saint Jean Damascène le formulait clairement : « Je me prosterne devant l’image du Christ incarné, ainsi que devant celles de sa Mère et de ses amis les saints » – mais c’est en tant qu’images du Christ et de ses saints, non comme des dieux concurrentsmariedenazareth.com. Le VII^e concile œcuménique (Nicée II) l’enseigna de même : « l’honneur rendu à l’image passe au prototype », c’est-à-dire que vénérer une icône revient à honorer la personne qu’elle représentefr.m.wikisource.org. Et ce même concile prit soin de condamner quiconque placerait sa confiance dans l’image elle-même comme si une puissance magique y résidait – précisant qu’aucune divinité n’habite le bois ou la peinture, et qu’on ne doit attribuer aux images ni vertu intrinsèque ni culte qui ne se rapporte pas entièrement au modèle originelfr.m.wikisource.org. Autrement dit, l’icône n’est qu’un moyen de grâce, non la source de la grâce.
Or, l’iconodulie excessive flirte parfois avec cette déviation idolâtre que l’Église a toujours cherchée à éviter. On voit certains fidèles embrasser frénétiquement les icônes, les frotter sur leur visage, presque comme s’ils en attendaient une infusion automatique de sainteté, indépendamment de leur disposition intérieure. On en voit qui allument compulsivement myriades de cierges devant telle image “miraculeuse” en espérant un miracle quasi-mécanique, ou qui attribuent à l’objet matériel des pouvoirs qu’ils devraient attendre de Dieu seul. La ligne peut devenir ténue entre la foi simple du peuple – qui touche une icône pour exprimer son amour et implorer l’intercession du saint – et la crédulité superstitieuse qui prêterait à la planche de bois une âme et des oreilles. Saint Augustin, lucide psychologue de l’âme religieuse, nous a mis en garde contre ce danger déjà dans l’Antiquité. Il observait que l’être humain, habitué à ses sens, est vite séduit par la matérialité d’une statue silencieuse : « La forme même d’un homme, avec des yeux qui semblent voir et des oreilles qui semblent entendre, exerce sur le suppliant misérable un attrait plus puissant que le fait de savoir que cette image n’a ni vie ni sensationaomin.org. Et l’issue inévitable, c’est que l’âme de l’adorateur se ferme et se fige à l’image de son idole sans vie : “Que ceux qui les font deviennent semblables à elles, et tous ceux qui se confient en elles”, avertit le Psaumeaomin.org. » Ce tableau saisissant décrit bien le risque encouru par l’iconodulie sans frein : à trop s’attacher à l’icône visible, on finit par perdre de vue le Dieu invisible; à force de baiser la main peinte d’un saint, on néglige de suivre son exemple vivant.
Notons-le clairement : la vénération des images, dans la tradition orthodoxe et catholique, n’est légitime que si elle demeure relative. Dès lors qu’elle dégénère en absolu, elle usurpe la place de Dieu. L’iconodule fanatique, tout occupé à ses effusions sensuelles devant les planches sacrées, risque de tomber dans un fétichisme à peine voilé. Son imagination enfiévrée prête à l’image des vertus quasi-sacramentelles : telle icône exsude de l’huile miraculeuse, telle autre ferait jaillir du sang si on la blesse… Bien sûr, l’histoire de l’Église reconnaît des miracles liés aux icônes – mais toujours pour signifier la compassion de Dieu ou l’intercession des saints, jamais pour glorifier le pouvoir autonome d’un objet. Quand une image de la Vierge répand des larmes, c’est pour émouvoir les cœurs au repentir, non pour qu’on adore un pigment. La véritable théologie des icônes nous rappelle que l’image est “un appel” plus qu’une présence : une invitation à prier celui qui est représenté, non une garantie magique de bénédiction. Vouloir capter la grâce en s’agrippant à l’icône matérielle, c’est confondre le signe et la réalité, c’est, au fond, refaire ce que faisaient les païens avec leurs idoles. Ne l’oublions pas : « Ce n’est pas la matière que nous adorons, mais le Créateur de la matière qui s’est fait matière pour notre salut », déclarait déjà saint Basile au IV^e siècle, défendant le culte des images contre les accusations d’idolâtrie. L’iconodulie sobre s’en tient là : on honore les saints en effleurant du regard et des lèvres leur image, mais on n’y adore que Dieu seul qui fait les saints.
L’équilibre incarné : mémoire visuelle et mystère respecté
Ni vandalisme pudibond, ni superstition débridée – telle est la voie étroite d’une iconophilie authentiquement chrétienne. Cette voie médiane, loin d’être tiède, est ardente de vérité. Elle reconnaît dans l’image sacrée un don précieux, fruit de l’Incarnation : puisque le Fils de Dieu a assumé un visage humain, l’art peut légitimement en tracer les traits pour nous aider à l’aimer davantage. L’icône, la statue, la fresque pieuse deviennent ainsi des mémoriaux visuels – des moyens concrets de garder présent à l’âme le souvenir des œuvres de Dieu. À travers elles, « l’Évangile est prêché en couleurs », disait-on jadis. Le chrétien sobrement iconophile voit en l’image un appel : l’appel du Christ qui frappe à la porte (Ap 3:20) dans ce tableau du Sauveur miséricordieux; l’appel des saints qui invitent à imiter leur foi à travers leur effigie qui nous sourit dans l’édifice sacré.
En même temps, cette position équilibrée demeure farouchement méfiante face aux excès. Elle ne tolère ni qu’on piétine la croix sous prétexte de pureté doctrinale, ni qu’on transforme la croix en gri-gri superstitieux. Elle sait que la vraie pureté biblique consiste à adorer Dieu « en esprit et en vérité » (Jn 4:24) – ce qui n’implique pas de se priver de tout support matériel, mais de ne jamais confondre le support avec la Vérité adorée. Elle sait aussi que la véritable piété orthodoxe ne réside pas dans le nombre de baisers apposés sur une icône ni dans les chandelles allumées, mais dans l’élan du cœur vers le Seigneur vivant. Oui, une image peut aider cet élan, comme la photo d’une mère aimée ravive la tendresse du fils. Non, l’image ne contient pas la réalité divine : elle la reflète comme un miroir, elle la suggère comme un parfum, mais Dieu demeure infiniment au-delà, insaisissable autrement que par la foi.
Historiquement, cette sagesse de l’Église s’est exprimée à Nicée II de façon magistrale. Les Pères du concile y proclamèrent la légitimité des saintes images contre les briseurs d’icônes, tout en réitérant que l’honneur va à l’original et non à la matière inertefr.m.wikisource.org. Ils ont ainsi tracé une ligne claire que nous ferions bien de garder aujourd’hui : vénérer n’est pas adorer. Adorer relève de la foi en la présence réelle de Dieu (comme dans l’Eucharistie, où le pain consacré est le Christ selon sa promesse). Vénérer, c’est tout autre chose : c’est manifester du respect, de l’affection, de la reconnaissance envers les témoins de Dieu et les lieux de sa présence. On peut vénérer une icône, une relique, un évangéliaire, une croix, précisément parce qu’on n’y adore pas la matière mais qu’on honore ce (ou celui) qu’ils représententfr.m.wikisource.orgfr.m.wikisource.org. Qui s’agenouille devant la croix, expliquait fort bien Bossuet, n’adore pas deux dieux – il n’adore que le Christ crucifié que cette croix lui rappelle, tout comme celui qui se lève à la procession de l’Évangile ne divinise pas le parchemin mais honore la Parole éternelle qu’il contientfr.m.wikisource.orgfr.m.wikisource.org.
En définitive, l’iconophilie sobre se révèle être la position la plus biblique, la plus raisonnable et la plus respectueuse du mystère chrétien. Biblique, car elle suit l’Écriture entière : elle rejette les idoles comme la Bible l’ordonne, mais accueille les signes visibles que Dieu lui-même a donnés (la Face du Christ incarné, la “nuée de témoins” hébreux 12:1 que sont les saints représentés) pour nourrir la foi. Raisonnable, car elle reconnaît la nature humaine dans sa totalité : nous ne sommes pas des esprits purs, nous avons des sens que Dieu utilise pour nous toucher – l’image parle à l’œil, comme le chant sacré parle à l’oreille, sans que ni l’un ni l’autre ne supprime l’adoration en esprit, mais au contraire l’y dispose. Et surtout, cette voie moyenne respecte le mystère : elle sait que toute image, si belle soit-elle, n’est qu’un reflet pâle de la vérité céleste. Elle s’en sert humblement comme d’une échelle de Jacob pour monter vers Dieu, sans jamais confondre l’échelle avec le Ciel lui-même.
Ainsi, face aux deux abîmes – l’un qui prétend protéger Dieu en abolissant les images, l’autre qui prétend le capturer dans un tableau – nous choisirons la crête sûre. Nous garderons nos yeux fixés sur le Christ vivant, et nous laisserons nos arts en témoigner, mais sans jamais leur livrer notre adoration. L’image sera mémoire et prophétie, beauté offerte à Dieu et aux âmes, « objet de piété » et non fétiche trompeur. Par cette fidélité sobre à l’esprit de l’Incarnation, nous entendrons résonner, même à travers le bois peint d’une icône ou la pierre sculptée d’un tympan, la voix du Dieu vivant qui nous appelle plus haut. Et nous pourrons répondre sans crainte, le cœur libre de toute idolâtrie comme de toute froideur : « Nous ne servons qu’un seul Seigneur, mais nous honorons les images de ses amis ». Cette position équilibrée, moquée par les uns et incomprise des autres, n’en est pas moins celle qui fait justice à toute la vérité chrétienne – celle d’un Dieu fait homme, que l’on peut représenter, et d’un homme appelé à adorer Dieu seul, par-delà toutes les représentations.

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